Laurent Marbacher

Depuis que l’entreprise libérée est devenue en France un des mouvements les plus inspirants pour transformer les entreprises, j’observe qu’il règne encore une certaine confusion sur ses tenants et ses aboutissants.

Je ne m’attarderai pas ici sur la confusion voulue et entretenue par certains « vendeurs de méthodes » qui assimilent l’entreprise libérée au Graal que leur logiciel permettrait d’atteindre, comme par enchantement. Cela n’en vaut pas la peine. Les dirigeants qui se laissent prendre à de telles fadaises ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes à l’heure de la mesure des résultats.

Il est naturel, dans un champ théorique et pratique émergent, qu’il se produise une sorte de bouillon de culture, tout à fait propice à l’invention de formes nouvelles ou à l’expérimentation tous azimuts. Cependant, bon nombre de dirigeants désireux de faire avancer leur organisation peuvent s’égarer dans la forêt des définitions ou des approches suggérées.

La principale confusion réside dans les termes “innovation managériale” ou “management libéré”. A mon sens, il s’agit là d’un très gros contresens. L’entreprise libérée est une forme de leadership, pas un modèle de management. Elle n’est possible que par la présence de femmes et d’hommes – dans toute l’entreprise – qui prennent des responsabilités, qui engagent des projets, qui décident librement,… et donc des femmes et des hommes que l’on a envie de suivre, avec qui on a envie d’agir. Ce sont ces personnes qui « font » l’entreprise libérée. Bien loin de moi l’idée de minimiser le rôle déterminant du dirigeant. Cependant, la grande présence médiatique de certains patrons – si elle est bénéfique pour diffuser l’état d’esprit qui les habite – pourrait faire oublier que l’entreprise libérée vise précisément à laisser de côté la mythologie de l’homme providentiel, de qui tout dépend. Le leader libérateur n’est pas en position haute. Comme l’exprime si bien Terry Kelly, P.-D.G. co-optée de Gore (entreprise fondée sur la confiance et la liberté depuis sa création en 1958) : « It’s never about the CEO. I am an associate, and I happen to be the CEO. »

Nous sommes donc loin du management, qui – rappelons-le – est une invention récente et qui vise principalement à assurer le contrôle d’organisations de plus en plus grandes, à partir de méthodes fondées exclusivement – du moins le prétendent-elles – sur la rationalité. Bien sûr, la définition d’un Peter Drucker “Management is the art of getting things done through people » pourrait faire croire que l’entreprise libérée est une forme de management. Cependant, comme le rappelle justement Bob Davids (Sea Smoke Cellars), si le management permet de contrôler les ressources de temps, de qualité ou d’argent, il est impossible en revanche de contrôler les hommes (sauf dans un système totalitaire). Il est tout autant impossible de les motiver, contrairement à ce que proclame encore trop souvent la vulgate managériale. Les gens se motivent par eux-mêmes. Le leader authentique – que certains qualifient de serviteur, de jardinier ou d’amical – crée un environnement qui permet à chacun de trouver sa motivation en lui-même sans qu’il soit besoin de violenter son for interne. On a envie de suivre de tels leaders, parce qu’ils donnent l’exemple, communiquent leur enthousiasme et expriment leur désir de créer, bien sûr. Mais leur vrai secret réside dans l’espace qu’ils laissent aux autres dans la confiance.

Comprendre une telle distinction entre management et leadership a des conséquences importantes. A commencer par la façon d’entreprendre une démarche de libération. Ce n’est plus d’ »amélioration continue” ou de “conduite du changement” qu’il s’agit, mais d’une philosophie de vie et d’une aventure humaine dans lesquelles les métaphores ou les inspirations sont davantage à chercher du côté des créateurs et des artistes, plutôt que de celui des techniciens ou experts de toute sorte.

Avril 2016